- Deux fois, l’envie tenace de m’y promener, et deux fois j’ai dû rebrousser chemin. Trop de jambes qui se pressent, un attroupement inimaginable, l’enivrement espéré avorté devant cette masse d’yeux impassibles qui ne voient rien puisqu’il est impossible de voir dans ces conditions, un manche extensible à la main, l’un derrière l’autre, chacun cochant la case « vu ».
J’ai d’abord pensé à ces images d’eau miroitante. J’ai pensé à ces nuages qui gonflent leurs torses, allongent un bras puis l’autre, et me suis dit que la balade serait introspective. J’ai pensé à ces eaux mouvantes qui bombent leur contour pour saborder l’ardeur de l’optimisme béat, pour fortifier l’œil qui dit vrai et me suis dit que le trajet serait constructif. Qu’il m’aiderait à dessiner les contours quand le stylo incertain soudain se met à courir, convaincu qu’il va dans la bonne direction. Il n’y a que cette course d’une sensation vive à l’autre qui contourne les obstacles et étend la palette des émotions ; et c’est toute la grandeur, l’intelligence, la dextérité de ce pinceau que je suis allée admirer dans l’espoir d’en tirer un bénéfice. Dans l’espoir de puiser l’énergie qui fait glisser un mot vers l’autre comme s’élève une vague. Ce pinceau qui se brise contre un obstacle et en hérisse les tranchants, ou s’accroche à une branche, en trace la circonférence comme s’enroule une pensée, puis se dresse et jette un œil pointé vers le ciel avec l’élan du cœur. Ce pinceau tel un œil gros comme un œil de bœuf, ce pinceau-plume qui s’aperçoit que l’œil a été plus gros que le ventre, calme ses ardeurs, s’arrête, s’interroge : mais qui peut m’aider ? Le ciel et le regard qui s’ouvre. Et le ciel parfois dans son extrême bonté veut bien faire peser sur un pinceau tendu dont les poils s’affolent un minuscule bout de lumière pour enfin chasser tant d’images glacées qui s’abattent quotidiennement sur nos pauvres pupilles verglacées. Rien de nouveau finalement cette année : c’est que Virginia Woolf me sauve d’un été à l’autre, je rentre en pension complète chez elle chaque été puisque comme d’autres années, j’ai été assaillie d’images glacées.
C’est ce cheminement que je suis allée chercher. Ces couleurs qui nous rapprochent de nous-même. Ces couches successives qui explorent et étendent la palette des sensibilités. C’est l’exact contraire de l’image empruntée qui véhicule partout un message pour s’emparer de l’imaginaire collectif. Et donc l’exact contraire des images qui se reproduisent comme des sauterelles d’un réseau à l’autre et qui n’ont plus aucune puissance évocatrice, aucun pouvoir sur nos sens. Oh pauvres sens éprouvés par tant d’années de « marketing » en tout genre, par tous les agents commerciaux qui nous anesthésient les sens, venez donc vous abreuver au pied de cette maison aux volets verts. Qui telles des paupières neuves s’ouvrent sur une perspective puis l’autre. La plus longue jusqu’au bout de l’allée à gauche depuis le lit de la chambre de Monet, et celle en face qui fait frémir la crête des arbres. La plus chantante sous cet arbuste où gazouillis et abeilles virevoltantes sanctifient la porosité de l’air. La plus métaphysique sous un pont qui surplombe une vision enchantée. Et partout des reflets, les plafonds vernis, estampes japonaises aux murs et vases émaillés. Partout des fenêtres dont les reflets font jaillir l’extérieur dans le cœur de la maison. Partout l’ouverture par touche lyrique, et dehors comme ces pages d’interlude entre chaque chapitre dans « Les vagues » de Virginia Woolf : « Le soleil fouillait au fond de chaque mare, attrapait les poissons cachés dans les crevasses, mettait en plein lumière la brouette rouillée, la blanche carcasse, ou le soulier dépareillé privé de ses lacets, pareil à un morceau de bronze enfoncé dans le sable. Chaque objet recevait de lui sa ration de couleur ; les sables, leurs reflets innombrables, les herbes sauvages, leur vert étincelant… » Et l’on pense aux toiles des nymphéas où la profondeur des teintes nous aspirent. Empreintes de vives fleurs blanches qui semblent surgir des profondeurs d’une eau sombre, de taches rouges noyées dans un vert qui se mue en mauve mélancolie. Et ce bleu qui contourne les motifs, absorbe notre rêverie, nous attire avec une force tellurique.
Empruntons maintenant la rampe d’escalier où une série d’estampes japonaises suspendent nos pas : ici un poisson à l’œil féroce, là une sandale qui se sauve dans une hâte troublante. Puis un visage de femme dont la chevelure lourde et la bouche entrouverte laissent présager des hâtes encore plus pressantes. Et plus loin, la chaleur de la salle à manger sur ses pieds fermes comme un soleil du matin. Car le corps a besoin de pieds fermes, de pain et de soleil. Et de porcelaine bleue. Cette porcelaine bleue japonaise qui cueille les visages penchés, ces corps réunis le long de la table longue devant des assiettes où les arabesques s’étirent comme de petites langues de caméléons. Cette table où l’on s’alimente de joie et de plaisirs terrestres. Où s’alignent les chaises et leur vie réelle.« Comme nous sommes assis fièrement autour de cette table… Au-dehors, les arbres verdoient ; les femmes flânent, les voitures tournent sans cesse. Sortis des expériences, des obscurités, et des moments d’éblouissement de la jeunesse, nous regardons droit devant nous, prêts à tout évènement. (La porte s’ouvre, la porte ne cesse pas de s’ouvrir) Tout est réel, tout est ferme ; sans illusion ; sans ombre. Sur nos fronts, la beauté repose… Notre chair est fraîche et ferme. Nos contrastes sont nets et précis comme les ombres des rochers en plein soleil. Des petits pains croquants, durs et vernis sont posés devant nous. La nappe est blanche, et nos mains reposent, à demi fermées, prêtes à se contracter. » (Les vagues, page 141) Puis après avoir traversé la salle à manger, voici la cuisine avec sa faïence bleue et sa batterie de cuivres étincelante qui réverbère les réjouissances terrestres des repas familiaux.
Délivrons-nous chez Monet. Revenons à cette maison qu’il a savamment orchestrée. Reprenons possession de nos sensations. Ces fulgurances. Revenons à toutes les questions qui sont traitées dans la littérature, sur le sensible et sur la puissance du sensible. Et à tous les impacts de la destruction du sensible. Comment chacun de nous tente de survivre à cette sensation de n’être relié à rien. Même si certains ont la foi, même si certains surmontent cette sensation de vide par l’argent, d’autres par le foot, la course, les marathons (Marathon du printemps, le Paris-Versailles, le marathon contre la famine dans le monde, celui contre le sexisme, celui pour tous les enfants abandonnés, celui pour l’écologisme, et l’autre pour prendre conscience qu’il faut planter plus d’arbres tous les dimanches), l’alcool, la drogue, etc. Un texte éminemment politique donc « Les vagues » de Virginia Woolf. Un texte inépuisable puisqu’à chaque lecture j’en découvre une nouvelle facette.