La brise automnale me fit suffoquer, et pourtant la lumière orange au parc n’était pas agressive ce jour-là. Je devais avoir dix ans, et je devais soit revenir de l’école soit aller au parc avec ma mère et mon frère. Peut-être était-ce après la traditionnelle promenade du déjeuner de l’école, mais je ne crois pas, car dans ce cas l’air brassé par les écoliers eut été plus léger, et la poudre au parfum de violette m’aurait très certainement contournée.
J’ai fixé cette image, puis je l’ai oubliée. Puis elle est revenue, par hasard, en me promenant dans les allées d’un grand magasin. Un grand parfumeur. Perlin Pinpin, Toutin ou Sabotin, je ne sais plus. Le papier gaufré sous le nez. Une senteur de violette. Repoussante. Et les nez retroussés. Pleins de nez autour de moi qui semblaient survoler la vie en apesanteur. Une petite fille qui accompagnait un des nez m’a bousculée. Elle courait entre les jambes des nez en l’air et les nez la regardaient avec furie. Elle les cognait une à une, malgré les allées pour circuler, malgré les poissons colorés dans un aquarium derrière le comptoir, la petite fille, entre les jambes, cognait. Une, puis deux, puis trois. Toutes les femmes se faisaient bousculer. Les nez la fixaient puis retournaient au plafond tandis que la petite fille rampait au sol, se roulait, cherchait sous les planches de présentoirs, quoi ? Une souris peut-être ? Un jouet, une balle ? Personne ne savait et personne ne s’en souciait. Plus elle bousculait, plus les nez pointaient vers le plafond, plus la fureur les tirait vers le sol, plus les regards se cabraient.
Maintenant la petite fille tournait, courait. Elle cognait de sa tête les bustes, faisait virevolter les femmes. Elle semait une panique qui rappela à ma mémoire cette femme poudrée dont les traits tirés, la peau étouffée, respirait l’intranquillité. La petite fille semblait incommodée par le parfum car bien que ses poings aient été serrés, je ne l’avais pas vu agripper quoi que ce soit qui gisait au sol. Je ne voulais pas lui demander la raison de sa quête. J’avais peur d’attiser ses inquiétudes. Je ne connaissais pas grand choses aux enfants mais je savais que les enfants peuvent pleurer à chaudes larmes sans que l’on comprenne grand-chose de ce qui les inquiète. Comment aurais-je pu la consoler ?
La petite fille a jeté son écharpe au sol. Je l’ai précipitamment soulevée pour que ne s’agrippent les morceaux de verre. J’ai secoué l’écharpe. Je l’ai portée à mon nez. Elle était douce, elle sentait la rose de Grasse. Sa mère a saisi la fille par la main pour l’éloigner de ce champ de bataille. Vite, elle m’a glissé un brin de fleur dans la poche sans que personne ne la voit et elle m’a chuchoté « je l’ai pris là » en me désignant un vase sur une tablette chargée de parfums. J’ai touché le brin frais sans savoir de quoi il s’agissait et elle a récupéré son écharpe ; puis elle s’est retournée et m’a adressé un au revoir de sa petite main transparente pendant que sa mère la tirait en direction de la sortie. J’ai vu s’éloigner son corps, avec sa tête de lune, ses cheveux longs. La main transparente qui s’agitait. Un long bras d’un galbe apaisant m’a saluée.
Etourdie par l’agitation du service de nettoyage qui virevoltait autour des débris de verre, je me suis écartée à mon tour et j’ai sorti le petit brin de fleur : un brin de violette. Je suis sortie du magasin, et sur le trajet de retour, j’ai repensé à l’onctuosité du parfum de la violette chez mon grand-père. Petite touffe concentrée, cachée sous un robinier, ou au coin d’une haie. Appesantie par des gouttes. De pluie, de brume.
Ancrée au sol, la violette secoue ses frêles tiges. Une saison, puis l’autre. Elle disparaît, fleurie, s’affaisse, ressurgit. Petite corolle violette secoue vivement la tête : la vie est si courte, la vie est si courte… La vie est si courte. La vie est…