Trente ans d’amour fou de Dominique Rolin (Editions Gallimard)

« Mon plaisir est tout entier ramassé au niveau de mon poignet droit, on dirait un bracelet d’or, et la ville vient s’y fondre. Dans la chambre aux trois fenêtres, Jim collabore sans le savoir au phénomène. Un fluide que nous connaissons bien permet ce genre de dissolution concentrée. Il écrit. J’écris. Il est lui. Je suis moi. » Que penser de ces immersions dans le quotidien de ce couple d’écrivains, Dominique Rolin et Jim, qui vit dans une symbiose créatrice parfaite et s’isole régulièrement à Venise ? Est-ce que ce livre est d’inspiration autobiographique ? Les autobiographies n’ont jamais été ma tasse de thé. Les romans introspectifs, s’ils s’ouvrent dès les premières pages sur le monde m’intéressent. L’autobiographie amoureuse ou les témoignages de tragédie familiale me lassent. Et pourtant ici le propos est universel. L’histoire est universelle. Tout d’un coup, après une première impression ambiguë, faite d’une succession de réticences et d’attractions, on s’immisce dans une histoire intime, et on est immanquablement entraîné dans une rêverie mélancolique sur sa propre existence. Ainsi en va-t-il de l’écriture de Dominique Rolin qui possède à la fois une beauté descriptive même pour décrire « les libellules aux petits groins de monstre », une puissance métaphorique quand elle « accepte la douleur du clou et la frayeur du mot », et une extraordinaire capacité à décrire le sentiment le plus aérien, avec un Dieu omniprésent aux visages multiples. Le tout est servi par un sens de l’analyse et une manière quasi psychanalytique de dérouler son histoire. Elle interroge en permanence l’inconscient. On se prend même à faire des lapsus de lecteur, preuve que l’on est bel et bien embarqué. Comme par exemple : un bras de mer qui devient un bras de fer, parce que la vie est un bras de fer, et quelque-soit l’histoire de chacun, il est un jour tôt ou (souvent) tard où il faut affronter ses propres démons. 

Dominique Rolin a environ soixante-quinze ans quand elle entreprend l’écriture de ce livre. Elle est donc une femme vieillissante, qui retient le temps avec ses moyens d’écrivaine et qui affronte les démons de son enfance, les jours qualifiés de « dessous », tout en savourant avec une profonde satisfaction les jours « dessus ».


Les rétifs à l’introspection qui ne sont pas convaincus par mon argumentaire peuvent passer au livre suivant. Ceux qui aiment ce genre littéraire et qui ont sûrement lu dans la littérature contemporaine quantité d’autobiographies, un genre littéraire tellement répandu,  doivent absolument rester. Ici, on ne vous expose pas du sang et des pleurs pour vous entraîner dans un exercice de vulgaire voyeurisme. Ici on vous aide à sonder chaque particule de vie qui vous entoure pour y trouver une signification et rejoindre l’universel.


Le rideau s’ouvre sur la chambre à deux fenêtres. Vous avez lu deux fenêtres ? Non, trois. Il y a bien trois fenêtres. Revenons au titre : Trente ans d’amour. Il aurait tout aussi bien pu s’appeler trente ans d’écriture ou quarante-cinq ans de dispersion. Ou la naissance de Jim. La création d’une œuvre littéraire. Derrière ces trois fenêtres au-dessus d’un canal à Venise, il y a Jim, elle, et leur œuvre. Ce livre est d’abord un roman sur les moteurs de la création littéraire. D’autres thèmes viennent s’y greffer mais s’il fallait dégager un thème, ce serait, je crois, le thème central de ce livre. Et ce n’est pas un hasard s’il se situe à Venise en compagnie de Jim, l’amour de trente ans de Dominique Rolin. Toutes les conditions y sont réunies pour qu’émerge son flux de pensées, émersions et plongées rythmées par les apparitions et disparitions de Jim au tournant d’une page. Il y a les jours « dessus » à Venise où « Chaque séjour, léger et moelleux, se range dans ma mémoire en états superposés toujours semblables et jamais pareils. » Et les jours « dessous » où Dominique Rolin dissèque son parcours chaotique parmi les siens.


Derrière ces trois fenêtres, Dominique Rolin nous raconte  l’histoire de ce parcours littéraire. Ses chemins amoureux et littéraire évoluent en parallèle, se cherchent, voire se confondent. La naissance d’une œuvre est aussi le fruit d’une explosion intérieure « mais l’authentique événement dans l’histoire, c’était la découverte de mon pouvoir tout neuf, exaltant, et même suave, de dédoublement. »

La famille est un sujet qui travaille l’écrivaine. Qui n’a pas connu un foyer, une autre maison qui l’a attiré par sa mise en scène harmonieuse, ou amusante, détendue, mais qui l’a néanmoins inquiété ? Pour la narratrice, c’est la famille Delarive qui remplit cette fonction, et Marie-Pearl se marie très vite, et meurt après avoir enfanté cinq fois. « Très vite Marie-Pearl a été enceinte pour la seconde fois. Harold engraissait d’une façon spectaculaire, ce qui rendait assez choquant son air de spiritualité hautaine. » C’est la maitresse du mari, une cantatrice à la bouche qui mastique avec de grands mouvements, qui lui inspirera son premier texte publié « la bouche ».

Dominique Rolin a un sérieux problème avec la maternité, celle qui donne naissance à une chair, un « steak bleu ». Elle exècre les carcans familiaux, elle sait que personne n’échappe à son histoire familiale, et c’est ce qu’elle réussit brillamment à nous expliquer ici. Car il en faut de tours et détours pour arriver à cette conclusion pourtant bien simple. Elle sait également que dans un couple il y a le dominant et le dominé et que l’équilibre est difficile à obtenir. Dr DR est lucide.

Quand Dr DR est à l’œuvre, elle saisit chaque molécule de vie pour la retransmettre dans son travail d’écriture. Elle a à ce point affuté son regard sur l’humeur du monde qu’elle la transcrit immanquablement quand le matin est doux, qu’elle se sent légère, que les mots se précipitent. Elle raconte ces mouvements infinitésimaux qui se succèdent avec une justesse rare, comme un oiseau qui déploie ses ailes en fonction de la pression atmosphérique, de la visibilité, de la consistance de la brume, de l’épaisseur des trottoirs ; elle déploie ses ailes et vole au milieu des humeurs de la rue pour en saisir l’essence ; elle s’en abreuve, s’en imprègne, extrait la quintessence de chaque atome pour faire vibrer son corps d’un sang riche, oxygéné, vitaminé. Et c’est à chaque fois ce sang régénéré, neuf, qui la propulse au cœur de l’action. Même si c’est dur et c’est souvent très dur même après tant d’années d’écriture : elle décrit l’inspiration en somme ! Ce qui parait infaisable. Mais elle le fait, même quand elle dort « Je continue d’écrire sans stylo ni papier. L’exercice de mes sens peut s’y maintenir, aigu, régulier, maniaque, tendre, cruel. Je m’écoute entendre, flairer, goûter, voir, toucher à l’envers, de mon souffle de dormeuse. Les batteries de ma raison s’y rechargeront d’elles-mêmes. Ecriture et sensualité, en cercles clos, raflent la vie par effleurement répétitifs. »

Virginia Woolf dans un de ses essais a écrit que «… les romanciers ont ceci de différent qu’ils ne cessent jamais de s’intéresser à la personnalité humaine, quand bien même ils auraient appris assez pour faire face à la vie de tous les jours. Ils vont plus loin ; ils sentent qu’il y a quelque chose de durablement intéressant, en tant que tel, dans le caractère humain… L’étude du caractère humain devient une activité fascinante ; en rendre compte une obsession. » Dominique Rolin s’adonne à cette occupation fort passionnante avec une acuité rare. Et elle règle des comptes. Chez Dominique Rolin la bouche est maléfique, le nez est apaisant (Vous voyez à quoi ressemble le nez de Jim ?). Elle assassine, filtre, réarrange, ressuscite. Elle affronte tout ce monde avec ses propres moyens : la fiction. « Il s’agit de modeler les fantômes d’une mémoire jusqu’ici censurée. » A travers cette multitude de plongées dans ses souvenirs, elle prend conscience de l’universalité de ce processus de reproduction immuable qui depuis des millénaires permet à notre humanité d’exister dans un tout uniforme, avec ses drames et ses motifs répétitifs, dont chacun de nous a fait ou en fera l’expérience.


Le roman de la vie de Dominique Rolin est aussi le roman d’une aventure amoureuse. Qu’est-ce une histoire d’amour, si ce n’est une longue histoire avec ses doutes, ses détours, ses mensonges cordiaux (la cordialité et le mensonge cohabitent tellement bien quand il s’agit d’amour) ? Quel lien entretient Dominique Rolin entre sa relation d’amour et son propre passé ? « Raconter en alternance mon autrefois et mon aujourd’hui me permettra de rester au bord de la stupeur, de l’indignation, du plaisir. Je serai claire, puis sombre. Je serai vraie, puis fausse. Je cèderai au sommeil de brute de la mémoire ainsi qu’aux suggestions de l’inventeur. Je jouirai en toute équité de mes révélations et de mes reniements. » Dominique Rolin se lance dans un monologue introspectif, fait de glissements et de va-et-vient entre Jim et l’écriture : « La chambre est claire qui sent l’eau de Cologne. Sans interrompre son travail, Jim dit à voix basse : « Il n’y a plus d’amour ? » Je vais lui poser sur la nuque le baiser rituel. J’aimerais confier à son dos l’énormité de mon angoisse au sujet de mon livre : il est à peine entamé, mais il s’arrange déjà pour maintenir entre nous la distance. Il me juge indésirable, indiscrète. Il peut se passer de moi, pense-t-il, sa juridiction refuse la mienne. Je souffre, tout en sachant qu’il a raison puisqu’il est en mesure de m’injecter ses drogues : mépris, cruauté, folies et douceurs de la fiction, morsures de la réalité. Son adresse est diabolique. Il a le don de pervertir la mécanique naturelle de mon histoire. J’ai beau faire, mon livre est là et je suis ici. Je l’épie en train de m’épier… » Notez que l’on pourrait très bien remplacer le mot « livre » par le mot « amour » dans ce passage : le sens n’en serait pas affaibli.


Vous pensez que ces va-et-vient entre hier et aujourd’hui, ces glissements vous entraineront dans une histoire trop compliquée, trop personnelle ? Il n’en est rien. Il y a un rythme dans ce glissement. Tout glissement suit sa propre courbe d’ascension. Le glissement se fait même imperceptible parfois. Jim est très présent au début et à la fin du récit mais elle sombre presque seule au milieu. L’ombre de Jim est silencieuse. Dominique Rolin visite ses fantômes seule ; elle est une femme mûre, qui sait qu’elle a plus de chance d’être séduisante en riant à gorge déployée qu’en dévoilant ses démons ; mais Jim palpe, saisit, dit par d’imperceptibles ombres qui couvrent ses paupières parfois chaudes ce qu’il ressent. Ces deux-là s’aiment suffisamment pour que le silence parle. Jim est là pour amortir la descente et pour recueillir ses halètements entre chaque descente, pour emboîter son corps dans le sien, pour qu’elle puisse reprendre son souffle ; et également pour accueillir son apaisement après la délivrance, parce qu’il a bien fallu accoucher d’un livre pareil.


Cette femme est une mystique, elle se prête des dons de voyante. Elle veut à tout prix combattre le temps qui passe. Elle interprète chaque évènement comme une manifestation de la volonté du destin ou de sa propre volonté. C’est sûrement un trait de caractère propre aux diaristes puisqu’elle a tenu un journal plus jeune et que tout diariste a la conviction  qu’il peut amadouer ses ennemis dans son journal, et finit par avoir la sensation d’avoir droit de vie et de mort sur eux. « La signification m’en paraissait évidente : tout meurtre n’est pas un coup instantané, même avec préméditation, il est une aventure à longue échéance coupée de détours et de retour sur soi. En somme il se construit comme un vrai roman dont il faut retoucher chaque épisode avec obstination avant de mériter le mot « fin ». »


Ce livre raconte également le passage de l’enfance à l’âge adulte. Il y a ce mouvement du corps que l’on retrouve chez d’autres écrivains, du corps qui parcourt un chemin, qui témoigne du temps qui passe (parfois mal : quand le corps familial engloutit tout dans son passage). Pour Dominique Rolin, ce sont les parquets foulés qui évoquent le chemin tracé ; elle les observe avec attention. Enfin, elle observe ici les reflets, les coloris ; n’imaginez pas des corps qui tombent et s’enlacent. Le sol gémit, mais les pas sont lointains. Ce sont des mouvements que l’on laisse filer, les atermoiements de mise en récit qui finissent par nous échapper, les secondes non circonscrites, toujours désirées, jamais écrites. « Et c’est ainsi qu’on perd sans recours leur sang de création ». 


Revenons à l’écriture de Dominique Rolin. L’impression générale qui se dégage de ses textes est assez fascinante. Ses métaphores sont glissantes comme dans un rêve. Son flux de pensées transpose une métaphore d’un objet à l’autre et cela donne une énergie envoûtante à ses textes. Elle a un tel pouvoir évocateur quand elle plonge dans ses souvenirs qu’immanquablement nos propres souvenirs teintés d’une nouvelle vision émergent.
On est submergé par un flot d’images au contour flou, mouvantes, qui nous enveloppe, un peu comme un nuage, mais pas forcément doux et vaporeux, plutôt lourd, capiteux. Voire envahissant. C’est parfois à la limite du machiavélisme tellement elle insiste sur le malheur qui la suit. Il est donc nécessaire de s’en extraire, mais elle vous capture à nouveau dans son écriture aux effets presque mystiques ; et alors, comme tout cela vous fait flotter dans une brume, vous capture dans un envoûtement dont vous avez du mal à sortir, vous luttez contre le sommeil.

Mais le sommeil toujours vaincra. Attention, dormir avec des images racontées par Dominique Rolin est dangereux ! Je comprends pourquoi elle est appelée « onirique Dominique », la rime est parfaitement bien choisie.


Pour résumer par un adage rolinien : écrire c’est aimer et aimer c’est écrire. Non, ce n’est pas exactement ça : « écrire c’est aimer, écrire c’est être aimé » : Tout transite par l’acte créateur. L’ordre des mots a toute son importance. Je suis sûre de ne plus mélanger les deux formules après la lecture de ce livre.


Les dernières pages sont particulièrement savoureuses. Comme après une longue maladie, Dominique Rolin profite de l’instant présent : elle s’attable, commande une cuisse de poulet, dévisage un homme qu’elle a vu vieillir dans son quartier. Un homme qui a mal vieilli. Elle conclut après quelques réflexions par un « ce que j’ai mangé était bon. »

La structure de ce livre composée de jours dessus et dessous qui s’alternent est particulièrement intéressante dans le cadre de ce récit, Dominique Rolin étant une adepte de temps infini, du creusement de la seconde, infinie source de jouissance. Avec cette structure judicieuse, elle a pu ainsi fragmenter ses pensées de manière intelligible pour ne pas plonger dans un infini indéchiffrable qui aurait pu laisser bien des lecteurs sur le trottoir. Elle a segmenté sa fresque du temps qui passe, tout en permettant de faire plonger le passé dans le présent et vice versa, et elle a inscrit son histoire dans l’histoire universelle de l’humanité avec sa chaine infinie de dessus-dessous. Il me semble qu’au vu de son âge quand elle a écrit ce livre, et de son rapport à l’écriture, cette fragmentation était nécessaire pour rendre l’ensemble lisible à un plus grand nombre.

« Il s’agit de modeler les fantômes d’une mémoire jusqu’ici censurée. » Voici pour clôturer mon récit, une phrase extraite de cet excellent livre à posséder dans sa bibliothèque.
« La nuit s’est levée d’un coup, étale et scintillante. »

2 réflexions sur « Trente ans d’amour fou de Dominique Rolin (Editions Gallimard) »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *