La douce indifférence du monde de Peter Stamm traduit par Pierre Deshusses (Editions Christian Bourgois)

Dans la dernière émission d’Arnaud Laporte, les membres de l’équipe de La Dispute s’escrimaient au sujet du contenu de « La douce indifférence du monde » de Peter Stamm ; les uns trouvaient le roman facile à raconter, les autres irracontable. Personne n’était d’accord sur le point de départ de l’histoire, mais les quelques structures du récit qui ressortaient et les impressions contrastées promettaient une histoire riche et universelle.

Tout ceci a évidemment aiguisé ma curiosité, d’autant que je connais Peter Stamm et que j’ai un petit faible pour lui. Alors j’ai fait un crochet par la librairie – je voulais vérifier qui disait la vérité – et j’ai pris le dernier livre (détail amusant quand on a lu le texte). Puis je l’ai lu en moins d’une journée.

Alors de quoi parle ce livre ? De vie et de fiction. Un sujet tellement galvaudé… Mais attention, il s’agit de Peter Stamm, et Peter Stamm a une extrême aisance pour faire apparaître et disparaître ses personnages comme dans un théâtre d’ombres chinoises. Il sait s’y prendre. Il nous pose une question qui relance les mécanismes de la mémoire : et s’il vous était donné l’opportunité de revivre une histoire d’amour, une de celles qui ont compté ? Et si elle se présentait un jour, cette actrice, celle qui rejouerait le rôle de l’être aimée ? Suivrez-vous le même chemin ? Aujourd’hui, avec l’histoire racontée depuis ? Avec les traces écrites ? Ecririez-vous la même histoire ? L’écririez-vous mieux ?
Avec un esprit scientifique, de façon empirique, le narrateur nous expose cette deuxième histoire. Mais, attention, l’auteur ne se joue pas de nous. Absolument pas. Au contraire, avec ce théâtre d’ombres chinoises, il ordonne le cheminement de son esprit avec beaucoup de rigueur !
Début de l’histoire : Le narrateur est un homme, devenu écrivain. Magdalena, une actrice, la femme aimée. Au moment de leur rupture, Il était en train d’écrire un livre sur leur histoire.
Son double se présente, « son visage à côté du reflet du miens ». Elle est là, elle aussi, l’actrice. Elle se nomme Lena dans cette nouvelle vie. Elle aime beaucoup les cimetières. Son double est vivant. « Il m’a salué de façon tout à fait normale. » Il a des tocs d’écrivains, prend des notes. Il écrit également sur Lena. « Le bonheur ne fait pas de bonnes histoires ». Le narrateur raconte son histoire à Lena ; il lui raconte comment il a connu Magdalena : ils ont escaladé une pente raide en montagne, mais elle a voulu escalader plus haut. Lena a sa version. Magdalena n’a pas voulu se déshabiller dans le lac lors de leur première randonnée, et elle a continué sa route plus haut pour atteindre un sommet « dont le nom lui plaisait »
 
Elle l’a semé. 
Première épreuve de force.
Est-ce qu’il est tombé instantanément amoureux de Magdalena ? Un coup de foudre ? Le « mythe créateur » ? « A force d’écrire, j’étais devenu prudent avec les grands mots et les grands sentiments ».

« Même quand nous étions ensemble, j’avais l’impression qu’elle jouait un rôle, non de façon délibérée, mais parce qu’elle ne pouvait faire autrement » 

Ils vont dans un musée, Lena et lui, la femme aimée ressuscitée. Il contemple les « butins de chasses soigneusement disposés, des renards morts ». Sentiment d’épuisement. Lena parle de « calme après la chasse ».
 
Lena trouve l’idée belle qu’il ait un double. Il n’est pas d’accord, « c‘est comme si l’on n’était plus une personne complète, comme si on se dissolvait. »

 

Il continue à raconter son histoire à Lena, comment il s’est éloigné de son double à Barcelone, quand il a eu envie de mettre un terme à la vie de Chris, son double ; quand il est revenu dans sa ville, « dans un pays étranger » : « Je n’avais pas besoin de preuves d’une vie que j’avais menée et dont je me souvenais… Je revivais en pensée le début de notre relation, une deuxième fois. Et mon désir de Magdalena redevint aussi fort qu’à l’époque, au moment où elle m’avait quitté.» 


Revenu dans sa ville, il écrit la première phrase du livre qu’il avait écrit seize années plus tôt, au moment de leur rupture. Ce livre que Magdalena l’avait encouragé à écrire à l’époque. Il l’écrit à nouveau mais lentement. « Je n’étais pas pressé… je comprenais qu’amour et liberté ne s’excluaient pas mais conditionnaient que l’un n’était pas possible sans l’autre.»
Que devient cette nouvelle histoire ? Peut-elle prendre une autre tournure ? Une belle fin ?

 

De chapitre en chapitre, le narrateur dévoile un nouveau pan de sa conscience. Il revoit son histoire, suit le cours de ses pensées. Une petite étincelle qui aurait pu changer le cours de choses. Une autre histoire se déploie. Elle interagit avec l’ancienne, mais s’en sépare aussitôt qu’elle la rejoint, qu’elle essaye d’en modifier son cours. Son histoire d’amour prend de l’ampleur ou se disloque en images selon qu’il soit loin ou proche de Magdalena.

La conclusion de cette lecture est évidemment plurielle. Troublante. Une preuve empirique de la métamorphose des souvenirs est apportée par l’auteur mais je crois que toute personne qui essaye d’approcher ses sentiments au plus près, pour sonder pourquoi, comment elle a pris un chemin, peut faire l’expérience que décrit Peter Stamm.

En réalité, cette histoire est une allégorie de la vie d’un écrivain. Peter Stamm parle de toutes les ambivalences qui existent dans le processus créateur, de ce tiraillement constant pour un écrivain entre la vraie vie et la vie que l’on se raconte, l’histoire que l’on se construit. De la convergence de l’une vers l’autre. Dans un sens ou dans l’autre. Il pose la question cruciale : comment donner naissance à des textes vivants. Il nous montre que l’histoire que l’on se raconte prend une coloration autre quand l’on s’en éloigne. Il différencie le livre que l’on écrit sous contrainte avec le livre que l’on souhaite écrire. Il s’arrête sur les quelques rares vérités tangibles dont il dispose pour avancer : le côté irrévocable d’un livre. « Il suffit de les posséder, de les prendre dans ses mains et de savoir qu’ils resteront toujours tels qu’ils sont. » Il nous parle des pièges de l’amour et de l’écriture, ce que l’on désire posséder. La domination, la jalousie. Il dénonce l’écriture productive, avec scénario. L’écriture qui apporte le confort social. Il nous parle de l’impossibilité de savoir à l’avance ce que l’on va trouver quand l’on écrit.

Ce livre est également une allégorie de la vie de tout diariste, ou de toute personne qui essaierait d’approcher au plus près ses sentiments pour sonder et s’expliquer son propre parcours. Finalement le problème que ce livre pose est relativement universel : comment inscrire sa propre histoire dans l’histoire de l’humanité, avec ses éternels recommencements.

Ce livre est un très grand livre. J’ai été impressionnée par la construction très habile de l’auteur, par son immense pouvoir hypnotique malgré une construction très pensée, très structurée. Il y a une maîtrise de la mise en abyme extraordinaire. Des phrases courtes ; chaque action a une signification, enrichit la personnalité du personnage. J’ai beaucoup aimé la très belle concision des descriptions quand il installe une atmosphère. On y est, on chemine. Une route, un cimetière. Des immeubles gris et anonymes. Une route bordée d’entrepôts, un paysage, un pont, des artères. Une plage fréquentée par des gens du cru. Puis l’événement qui tranche et apporte une nouvelle coloration au souvenir, un steak qu’un metteur en scène brandit parce qu’il n’est pas assez saignant, des oiseaux qui ne sont pas des mouettes mais des pigeons. Magdalena qui veut que le narrateur signe son livre stocké à la bibliothèque centrale.

 

Quand Peter Stamm se pose une question métaphysique, il ne se perd pas en philosophie creuse. Il ne discourt pas non plus en s’attardant sur la psychologie de ses personnages. Il fait une expérience, une vraie : il prend son personnage, le plonge dans la bonne formule alchimique pour le confronter à ses contradictions. Il met en action son personnage dans un environnement précis, avec ses souvenirs du moment, avec ce qu’il a retenu de son expérience passée. Il développe scientifiquement son texte. On est toujours dans l’expérience avec Peter Stamm, la vraie ; avec des hypothèses précises, dans un espace précis, avec un historique donné. Ce qui est flou c’est le vrai flou, c’est-à-dire les résultats de son expérience (enfin de celle du narrateur), les différentes facettes de sa personnalité et les souvenirs qui ont traversé le temps.

C’est l’un des rares livres de cette rentrée où le mystère est complètement naturel. Un véritable tour de force dans l’environnement littéraire actuel !

 

Puisqu’il est d’usage de parler de prix littéro-commerciaux à cette saison, ce livre magistral qui pourtant a plusieurs strates de lectures possibles, n’est pas dans beaucoup de listes (à part pour le prix Médicis) mais en réalité je ne m’en étonne pas. On pourrait même dire que s’il ne fait pas partie des listes de prix, c’est qu’il n’a pas besoin d’être poussé… Les personnages sont réalistes, prennent vie dès les premières pages ; et comme l’être humain est un animal social qui s’attache aux personnages vivants, ce livre devrait plaire.

Un excellent livre donc, qui espérons-le, saura toucher un large lectorat.

Dans tous les cas, un livre à garder dans sa bibliothèque – de façon irrévocable, pour le toucher, le palper.

Le relire.

Il me semble que je suis relativement d’accord avec la lecture (mais tant de lectures différentes de ce livre riche sont possibles) de Florent Georgesco et d’Arnaud Laporte sur certains points.

Et pour finir, ce passage du livre de Christine singer, « Une passion, entre ciel et chair » : « J’ai deux mémoires, celle qui me retrace les événements, leur enchaînement dans le temps – et puis celle qui me restitue des états de conscience, l’odeur, la saveur, les différents états d’âme et de corps. Univers dans lequel je m’oriente les yeux fermés, humant, flairant, tâtant : ma vraie patrie, ma vraie vie.
La première mémoire autrefois si aiguë commence à se brouiller un peu mais la vigueur de la seconde est intacte. J’ai même l’impression qu’elle fait de la première sa pâture et s‘accroît au fur et à mesure que l’autre s’exténue.

J’ai passé toutes les nuits dernières à réfléchir l’amour – je dis « réfléchir » comme on le dit d’un reflet d’eau. Je n’ai fait en somme qu’offrir à une interrogation passionnée le miroir de mon attention. J’ai attendu que s’y dessine un contour. Mais le mystère n’en a pas été entamé. Tout reste aussi incompréhensible qu’au premier jour. Je sens bien autour de moi cette vibration ténue qui me révèle que la réponse m’est proche, toute proche. Mais à peine ai-je lancé les filets de mes mots pour la ramener au rivage que tout s’esquive à nouveau…. »

La douce indifférence du monde ; Peter Stamm ; Traduit de l’allemand par Pierre Deshusses ; Editions Christian Bourgois.

 

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