Dieu, les mathématiques, la folie de Fouad Laroui (Editions Robert Laffont)

Dans l’imaginaire collectif, il y a cette croyance que les mathématiques pures sont la discipline qui se rapproche le plus de l’Être. Quand un mathématicien voit pour la première fois une démonstration, cela lui donne le sentiment de soulever un nouveau pan de vérité absolue et universelle, de s’approcher de Dieu.

Il porte en lui en quelque sorte la parole de Dieu.

Les mathématiques décrivent des vérités qui existent indépendamment du monde matériel, ce qui en fait une discipline à part. Fouad Laroui, dans cet essai, nous rappelle que c’est la secte religieuse des pythagoriciens qui appela ses initiés « mathématiciens », c’est-à-dire ceux qui détiennent le savoir.

Dans son introduction, l’auteur évoque l’emblématique l’histoire de « Unabomber », ce mathématicien militant écologiste qui tua 3 personnes et en blessa 23 autres. Encore en prison aujourd’hui, Ted Kaczynski, qui a fait l’objet de la chasse à l’homme la plus coûteuse de l’histoire du FBI, est un mathématicien. Il démontra un important théorème d’algèbre à seulement vingt-trois ans. Il justifia son terrorisme par ces deux assertions :

1/ Le progrès technique conduit à un désastre inéluctable.
2/ Seul l’effondrement de la civilisation moderne peut empêcher le désastre.

Dans son essai, Fouad Laroui aborde un certain nombre de thèmes qui ont façonné ce lien entre les mathématiques et la philosophie au cours des siècles. La foi. Les sciences et la religion. L’infiniment petit et l’infiniment grand, dénombrable ou continu, que l’on peut se représenter ou imaginer, qui indique une direction. Et l’infini champ des connaissances qui nous entoure. Le monde, l’univers. La puissance des découvertes des mathématiciens et les limites de leurs découvertes. Le passage de connaissance entre les disciplines. Des mathématiques à la physique. L’instabilité du monde de la physique des systèmes dynamiques sensibles aux conditions initiales qui mène à la théorie du chaos et à l’effet papillon. La « folie » de Perelman et de Grothendieck. L’extase métaphysique.

Mais « Qu’est‑ce qu’un homme, dans l’infini ? » (Blaise Pascal, Les pensées). La folie qui guette. Et qui s’installe chez Perelman, Grothendieck, Gödel.

Mais qu’est-ce la vie sans la raison ?

C’est ce tourbillon de notions, de relations, de causes et de conséquences, de constatations, d’évènements historiques, que Fouad Laroui tente d’ordonner dans cet essai avec une approche interdisciplinaire. Il y détaille le rôle des sciences sans entrer dans des considérations scientifiques. Rassurez-vous, les formules ne sont exposées que pour mettre en avant leur valeur esthétique. Et surtout l’humain n’est jamais bien loin. A chaque chapitre. L’avancée des sciences, la religion et l’histoire de ces hommes – de « ce roseau pensant » (Blaise Pascal) qu’est l’être humain – s’entremêlent et Fouad Laroui nous raconte l’histoire de ces interactions à la manière d’un ethnologue.

Dans la première partie, l’auteur commence par un postulat : l’idée d’infini fut d’emblée associée à Dieu.

Il nous donne un aperçu des différentes approches de la notion d’infini telle qu’elle a été définie à travers les siècles ; et ce depuis les présocratiques (Parménide) en passant par Socrate, puis par Copernic avec la révolution copernicienne qui a fait placer le soleil au centre de notre univers, et le siècle des lumières où la physique a largement utilisé les notions d’infiniment petit. Il nous relate l’apport de Cantor au XIXème qui a fait de l’infini un objet d’investigation avec la théorie des ensembles et enfin s’attarde sur notre époque contemporaine avec l’infiniment vaste grâce à Einstein et aussi grâce aux différentes découvertes qui ont mis à mal le côté inébranlable du formalisme mathématique.

L’infini a donc toujours été relié à Dieu. Il a évidemment subi un certain nombre d’interprétations, de définitions, de représentations et d’utilisations à travers les siècles et s’est détaché de son identification à Dieu de façon progressive. Les prudents Euclide et Aristote avaient rejeté l’infini en acte – l’infini avec une représentation physique – tout en reconnaissant l’infini potentiel. Et au milieu de cet enchaînement de découvertes et de l’extension de la manipulation de la notion d’infini d’une discipline à l’autre – que ce soit l’infiniment petit ou l’infiniment grand – il nous explique comment la scolastique a concilié l’existence de l’infini potentiel depuis Aristote (qui rejette l’infini en acte) à l’infini actuel (qui existe réellement par opposition à l’infini potentiel).

Au milieu de tous ces mathématiciens, peut-être le trajet de Pascal est-il le plus admirable. Pascal a su garder toute sa tête tout en maniant l’infiniment petit ou l’infiniment grand. On connait tous sa contribution dans l’invention de la machine à calculer, sa contribution en géométrie. On apprend également qu’il a posé les jalons du calcul des probabilités – et encore bien d’autres –, reliant ainsi la notion de hasard à l’infini avec le calcul des probabilités.

Ce grand prosateur, qui avait la capacité incroyable de se dédoubler et de se confectionner plusieurs identités, a su naviguer à travers une quantité de disciplines. Il a parcouru le monde des connaissances scientifiques, et à chaque étape de compréhension, il a calmé ses ardeurs devant l’immensité qui se déployait devant lui. Et donc, c’est tout humblement qu’il s’est posé la question « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? ». On pourrait presque en arriver à la conclusion que Pascal a su s’extraire de sa fonction de scientifique et regarder de loin sa position comme une position toute relative dans le monde infini dans lequel il se débattait. Comme si l’aller-retour entre la concision, le formalisme mathématique, et le déploiement de sa pensée et de son âme l’avait maintenu en bonne santé mentale et physique.

Blaise Pascal ne s’est jamais posé au-dessus des vérités de ce monde parce qu‘il avait « compris » mieux que d’autres, mais il en a conclu que partout le monde s’étendait (capacité de dédoublement du prosateur qu’il était ?) dans maintes directions, et que l’homme est loin d’avoir la capacité de tout comprendre ; nul ne peut s’approcher de la vérité suprême au point de s’y confondre. Il s’est mis au milieu de cette immensité, a tracé des asymptotes vers cet infini. Et malgré toutes les découvertes qui ont hissé Pascal sur de hautes sphères jusque-là inexplorées, Pascal – dont je vous invite à écouter ici le texte sublime « Qu’est-ce qu’un homme, dans l’infini ?… » (Disproportion de l’homme, extrait des Pensées de Pascal) lu avec la très belle voix posée et grave de Nicole Garcia – n’a pu qu’arriver à la conclusion qu’il était infiniment éloigné de tout comprendre et qu’il ne pouvait pas se passer de sa foi.

Dans une deuxième partie Fouad Laroui nous explique comment la vérité mathématique s’est détachée de la vérité scientifique. Il nous raconte comment l’on a tenté de rapprocher les vérités religieuses et scientifique, notamment quand les mathématiques ont étendu leur champ d’application à la physique et à l’astronomie. Il nous raconte un épisode intéressant à travers le Faust de Christopher Marlowe (1592) qui fait référence à la notion de réinterprétation des textes religieux telle qu’introduite par Averroès. C’est cette réinterprétation dont parle Averroès qui fait converger une vérité scientifique et une vérité religieuse vers la même vérité (Galilée fera la même chose quelques siècles plus tard par la concordance du système de Copernic.) Et l’auteur constate à juste titre que l’on a perdu dans la religion musulmane cette sagesse qui vient de la scolastique et qui a pourtant navigué dans le monde occidental.

Heisenberg, contemporain des deux hommes, écrivit : « Je considère que l’ambition de dépasser les contraires, incluant une synthèse qui embrasse la compréhension rationnelle et l’expérience mystique de l’unité, est le mythos, la quête, exprimée ou inexprimée, de notre époque. »
Plus de mille ans avant Heisenberg, Farabi (philosophe musulman persan) évoquait cette synthèse : « la fin de l’homme est d’entrer dans une union de plus en plus étroite avec la raison (l’intellect actif). L’homme est prophète dès que tout voile est tombé entre lui et cet intellect. Une telle félicité ne peut s’atteindre que dans cette vie. L’homme parfait [celui qui fait l’expérience mystique de l’unité] trouve ici-bas sa récompense dans sa perfection. » (p127)

Enfin, Fouad Laroui aborde la question de la représentation physique des formulations mathématiques. Quand la logique mathématique sans confrontation au réel devient une discipline à part entière. Et il donne des exemples où des applications réelles ont été découvertes après qu’une théorie mathématique ait été établie.

Puis l’auteur repart sur cette réalité mathématique qui se dérobe en introduisant toutes les notions qui ont mis à mal le côté inébranlable des mathématiques. Il aborde les notions de stabilité par rapport aux conditions initiales, il insiste sur la consternation que provoque le théorème d’incomplétude de Gödel. Le mot en soi « incomplétude » peut faire grincer tous ceux et celles qui ont pensé trouver dans les mathématiques un univers stable et rassurant. Gödel avec son théorème d’incomplétude met à mal la notion de formalisme et de démonstrations possibles à travers ce formalisme ; et il pointe ce qui reste pure énonciation, vraie, et ne peut être démontré.

Et enfin place à la folie, avec les histoires de Grothendieck qui a refusé la médaille Field ainsi que l’histoire du Russe Perlman et Gödel.

Weng, biographe de Gödel qui note : « il était fanatiquement rationnel – ce qui n’est plus du tout rationnel. » Il n’est pire folie que celle du sage, dit un proverbe. (p256)

Et donc… Est-ce que la vie est ailleurs ? Finalement quand on voit le décharnement physique de certains mathématiciens purs, n’est-il pas plus sain de se rapprocher de l’animal instinctif, le chasseur, le sensible, l’hédoniste ? Est-ce que la recherche de vérité ne dessèche pas ?

Je conclurai par ces citations qui me semblent énoncer la même chose. La même loi. Deux mille ans les séparent. Ma foi en l’universalité de cette loi me dit que de tout temps ceci restera vrai :

Aristote : « Les deux seuls mobiles de l’homme sont la vérité et l’amour »

Alexandre Grothendieck dans son avant-propos de « Récoltes et Semailles »

« Dans la Promenade et un peu partout dans Récoltes et Semailles, je parle du travail mathématique. C’est un travail que je connais bien et de première main. La plupart des choses que j’en dis sont vraies, sûrement, pour tout travail créateur, tout travail de découverte. C’est vrai tout au moins pour le travail dit « intellectuel », celui qui se fait surtout « par la tête », et en écrivant. Un tel travail est marqué par l’éclosion et par l’épanouissement d’une compréhension des choses que nous sommes en train de sonder. Mais, pour prendre un exemple au bout opposé, la passion d’amour est, elle aussi, pulsion de découverte. Elle nous ouvre à une connaissance dite « charnelle », qui elle aussi se renouvelle, s’épanouit, s’approfondit. Ces deux pulsionscelle qui anime le mathématicien au travail, disons, et celle en l’amante ou en l’amant – sont bien plus proches qu’on ne le soupçonne généralement, ou qu’on n’est disposé à se l’admettre. Je souhaite que les pages de Récoltes et Semailles puissent contribuer à te le faire sentir, dans ton travail et dans ta vie de tous les jours. »

 

 
 
Dieu, les mathématiques, la folie ; Fouad Laroui ; Editions Robert Laffont ; octobre 2018.

 

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