Alors qu’il songe à remettre sa vie en jeu après s’être retiré, ce matador lui avoue un jour « j’avais perdu tous mes enchaînements, ça a duré trois ou quatre secondes et j’ai cru que je n’allais plus pouvoir rien rattraper. » « Il y a cet instant où quand il va plonger l’épée, dit le narrateur au sujet du matador, le poids du corps sur les orteils et non sur les talons. Privé de presque tout contact avec le sol, il bascule en avant, tête haute, la charnière du buste dans le prolongement, il pourrait tout aussi bien prendre son envol et disparaître dans les airs. » (page 126)
Carlos est insaisissable. Il ne se laisse pas facilement prendre par la caméra de Budd, ne se laisse pas amadouer ni conquérir. Ni ne se lie d’amitié avec lui. Il ose même donner son avis, l’accuse de voler la vie des autres ; mais quand il commence à douter de lui, quand l’ombre d’un doute apparaît, il s’offre à Budd pour finaliser le tournage et lui demande sans le regarder : « Et où veux-tu que je me mette pour mourir ? »
Du décor, des scènes, chemins tracés, il est question, tout le long du livre. « J’ai vécu ces journées avec l’impression de déambuler dans ces labyrinthes de foire où à chaque tournant, vous attendent des miroirs déformants. Vous vous reconnaissez mais ce n’est pas vous, ou l’inverse. C’était ce que cherchait Budd, à bâtir un labyrinthe d’images pour prendre la vie au piège. » Restera-t-il toujours à la périphérie de cette vraie vie qu’il essaye de saisir ? « Peut-être l’erreur de sa vie avait été de ne pas persister à devenir matador. » Et c’est cette histoire de prise de risque, ce basculement de la bravoure à la faiblesse, ce passage de la vie à la mort, ce balancement entre le désir et la confrontation au réel, cet attrait pour le silence du monde et pour l’ovation, qu’Yves Revert explore ici, avec une écriture au plus près de l’action. Des corps. Les scènes sont décrites comme le ferait une caméra. Son œil d’écrivain parcourt les scènes en diagonale, à l’horizontale, vers le haut, donnent une teinte particulière au récit de l’auteur. Une très belle découverte donc, pour un premier roman qui a les qualités d’un grand roman-film. Un nouveau genre ? Ça nous change de la disparition annoncée de la fiction, répétée et fantasmée !
Pour finir, voici quelques extraits dans la dernière partie du livre qui décrit la prise de vue finale où s’alternent la vie du taureau, du matador dans l’arène, la prise de vue cinématographique et le zoom sur les personnages secondaires. Cette partie est extrêmement bien romancée. Le sentiment d’attente, de puissance, la dilatation des sentiments se mêlent. L’œil qui voit dedans et l’œil qui voit dehors. Tous ces effets combinés en quelques pages donnent un texte dense, d’une très grande beauté, d’une cohérence psychologique, d’une violence presque lancinante ; et on se prend à devenir taureau au milieu de l’arène du monde.
« L’animal va se prendre dans les plis de l’étoffe et s’y perdre. Il est là et il n’est plus là. La foule voit et elle ne voit pas. Elle voit ce qu’elle croit normal de voir, mais le secret reste caché derrière le pan d’étoffe. Elle attend la réapparition du taureau, qu’il resurgisse du tourbillon de tissu et déchaîne à nouveau sa fureur. La bête se précipite… Carlos, d’un seul mouvement, capte la force du taureau et lui impose sa vitesse. Le fauve passe la cape, tête baissée. L’instant d‘après, les images repartent en accéléré… Budd ne lève plus la tête du viseur comme s’il allait en surgir, à force de scruter à l’intérieur, une image cachée. Il lui semble entendre respirer l’animal. Le poids entier de la carcasse repose sur les piliers des cuisses. Les découpes des muscles creusent des crevasses. Elles gonflent et se dégonflent avec de brusques détentes… Ce qu’il cherche à surprendre en images, ce n’est pas la mort, non, c’est la seconde où la vie se contracte et ondule…» (pages 130-131)