C’était une époque où j’aimais toucher avant d’acheter. Je dois avouer qu’avec l’arrivée de la vente sur internet, c’est quelque chose que je fais moins aujourd’hui quoique les brocantes et vide greniers soient toujours des endroits où j’aime bien aller pour dénicher quelques objets et surtout… pour laisser traîner mes oreilles. Voire tailler un brin de causette.
Et c’est bien de cela que parle ce documentaire. De l’écoute. De la discussion à caractère idiosyncratique. De la singularité. De ce que seule la recherche d’un objet particulier délivré dans une condition particulière peut faire naître comme histoire. Ce documentaire est le récit de nos histoires, celles qui forgent notre identité et qui nous construisent, nous maintiennent sur un socle stable même en situation de désordre intense.
Le défilé de personnes qui entre à Brico Monge est à l’image de ce quartier presque (je dis presque parce qu’il l’a été davantage il y a vingt ans) populaire.
Une jeune fille au regard hagard, qui semble perdue, entre dans le magasin. Elle cherche un aimant pour son meuble de salle de bain. « Mais lequel ? Celui qui est sur le meuble ou celui qui est sur la porte du miroir ? – Heu, je ne sais pas, celui qui est sur la porte » Ses yeux grands ouverts errent ; elle n’est pas sûre. « Enfin donnez-moi les deux, je ne sais pas. L’essentiel c’est que ça tienne. » Vous avez déjà eu un miroir de meuble de salle de bain qui s’ouvre dès que vous le fermez et renvoie votre reflet contre le mur comme une gifle ? Et bien c’est une belle allégorie. C’est exactement à ça, à ce sentiment de perdre son reflet, que Brico Monge essayait de remédier.
Une galerie de personnages attachants se succède chez Brico Monge. Comme par exemple le capitaine Dreyfus. Vient également le copain d’enfance du Lycée Charlemagne. Jean, le propriétaire de Brico Monge et lui ont fréquenté le lycée en 1962-63. Il se marre, ce copain. Mais vraiment « Jean était militant de la gauche prolétarienne. Moi j’étais plutôt Guy Debord, voyez ! » s’exclame-t-il. Ce dernier se souvient d’une soirée mémorable où ils avaient une montagne d’assiettes entassées dans l’évier et Jean les avait lavées une à une et jetées chacune par la fenêtre au-dessus de l’évier. « Un coup de folie pour rigoler », commente-t-il le plus naturellement du monde. Bon, il y a eu les amendes aussi le lendemain, parce que les assiettes ont aussi cassé une verrière en dessous.
Enfin, il est encore perplexe aujourd’hui ce copain du lycée Charlemagne. Parce que Jean, le révolutionnaire « il a fait des études, il a fait des films engagés, de la politique… Alors le retrouver derrière un comptoir… déguisé en épicier… personne ne peut deviner que c’est un dangereux subversif ! » Il se gausse, avec un visage soudain d’une jeunesse éclatante.
Sa période maoïste ? Quand Jean est interrogé, il a une réponse poétique. Eh bien c’était la période de « l’horizon imaginaire … le désir, la politique » Oui, oui, ce Monsieur a parlé de désir. Maintenant ni honte ni regret. Il faut se situer à l’époque.
Puis il y a la croate qui rentre. Une dame très élégante, la croate. Elle a fui le communisme. Elle s’offusque, fait trembler sa canne d’un air menaçant : « Comment ça ? Jean communiste ? C’est à cause de vous que j’ai dû fuir ! » Puis, elle se ravise : « Ah oui, Marchais, Georges Marchais, oui, d’accord alors ça va, je l’aime bien ce communisme. »
Il y a également l’étonnant gréco-russe qui a fait partie de l’armée rouge. Tireur d’élite. Il ne fait pas du tout son âge. C’est qu’il a aspiré l’âme des autres. Deux ans en Afghanistan, ça en fait des histoires à raconter. Et aussi une histoire à bricoler.
Puis Zohra, une des employés, s’énerve car son patron passe le balai et « un homme, ça ne passe pas le balai ! ». La même Zohra inaugure le documentaire en arrivant le matin avec les bras chargés de boîtes de makrouds et elle s’assure que son patron n’en mangera pas trop « Non deux pas jour – Alors ça va… » Il y a l’indien également, autre employé depuis quelques décennies, qui est touchant. Il sort son mouchoir quand il évoque la suite. Parce que « Jean a fait mes papiers, c’est lui qui a signé, je n’oublierai jamais. Ça je n’oublierai jamais. »
Et enfin José, 30 ans de service dans l’atelier au fond du magasin, car il y avait aussi un atelier qui faisait du sur-mesure au Brico Monge. L’accolade de fin, je l’avoue, m’a fait verser une larme. José repart avec son établi le dernier jour car il l’a depuis 30 ans. C’est l’empreinte de 30 ans de travail.
Il est drôle ce Jean car il vous répond tout en s’activant : « Je ne peux répondre à aucune question de fond » ; puis poursuit qu’il aime être anonyme, ne se satisfait pas que d’un travail intellectuel. Qu’il a besoin de faire des choses manuelles concrètes. Enfin avec l’air de s’excuser, il se sent à l’abri ici. Pas de patron au-dessus de lui.
Alors vient la partie où Jean nous explique qu’il était activiste de gauche. Ça se passe dans le sous-sol du magasin. On s’isole pour exhumer le passé. D’abord il fait les quatre cent pas, rechigne à répondre. « Enfin, oui tu vois… j’ai fait partie d’une organisation d’extrême gauche » Mais quoi exactement ? « Oui enfin tu vois des actions. » Mais encore ? « Ben des actions quoi. On organisait des actions clandestines, violentes… C’est très prenant, on s’investissait beaucoup. Il faut organiser. Tout ça… »
Puis, il lève les bras en signe de défaite devant l’insistance de son fils, le caméraman : « Des actions … enfin ce qu’on appelle des actions terroristes aujourd’hui ». Puis après une courte pause, il se reprend : « Mais on n’a pas fait couler de sang ». Il est embêté parce qu’il a quand même été plus qu’actif. « Bon il y a bien eu le kidnapping du troisième de Renault » concède-t-il. « On l’a mis dans un appartement… enfin un studio… enfin un appartement normal quoi ! » Parmi ces gens d’extrême gauche, il y en a qui ont mal fini. « Comme dans les romans de Balzac » précise-t-il avec une mine dramatique, conscient de l’importance de cette période charnière dans sa vie, avec l’air de réaliser qu’il aurait pu se perdre lui aussi.
A mesure que le film avance, on comprend que Jean était surtout un sacré champion des relations humaines plus que le champion du rendement. Parce qu’on découvre qu’il a une camionnette depuis 10 ans en location qu’il paye 500 euros le mois. Oui, c’est cher payé… Il garde également ses employés auxquels il est très attaché jusqu’au bout, jusqu’à la fermeture, alors qu’il commence à verser de sa poche ce qu’il faut pour faire tourner la boutique.
Vous trouverez par ici une interview sur Diacritik du réalisateur et caméraman, le fils de Jean, Samuel Bigiaoui. C’est l’un des héritiers donc de Brico Monge qui a immortalisé l’esprit de Brico Monge. Un joli cadeau pour son père.
68, mon père et les clous, de Samuel Bigiaoui, mai 2019.
Une réflexion sur « 68, mon père et les clous »