Martin Eden de Jack London traduit par Francis Kerline (Editions Libretto)

Aussitôt ce livre refermé, j’ai voulu écrire un billet, vous informer de son contenu, et j’ai vu d’immenses étendues de mer, de grands navires et leurs intérieurs boisés, des bras vigoureux qui plaquent une carte, décident d’une trajectoire, leurs discussions houleuses, instruments de cuivre et d’acier – mais n’est-ce pas grâce à son bon sens que Martin Eden, la tête bien faite, mène son bateau ? J’étais envahie par un parfum de vent de mer. Et surtout un immense sentiment de liberté.

Mais en réalité l’essentiel de ce livre, l’essentiel des scènes de ce livre tient dans un salon. Bourgeois. Ou alors dans une pièce miteuse qu’occupe notre protagoniste chez sa sœur. Quelques rares fois sur un carré d’herbe où Martin Eden converse avec La Femme, celle qui lui donne envie de s’élever.

D’où vient alors cette impression ? Il y a bien quelques voyages en mer évoqués, mais ce n’est pas là l’essentiel du propos. Et c’est précisément en refermant ce livre que l’on comprend que l’écriture est un rapport à la vie. Continuer la lecture de « Martin Eden de Jack London traduit par Francis Kerline (Editions Libretto) »

Tous des oiseaux, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad, théâtre La Colline.

Eitan est un scientifique juif allemand. Il ne croit pas au hasard. Il compte les probabilités d’occurrence de chaque évènement, le nombre de fois où un livre est consulté, le nombre de livres qui restent sur la table. Et Le Livre, qu’il a vu, vu et revu sur une table, durant deux ans de présence à la bibliothèque.

Le livre prophétique.

Gigantesque mur couvert de milliers de livres, table en bois robuste, lampe en laiton, abat-jour vert-bibliothèque, une femme vêtue de rouge, très belle. Le visage fermé, Wahida planche sur sa thèse. Le livre prophétique est grand ouvert ; elle tourne les pages avec frénésie, se nourrit de la vie de Hassan El-Wazzan, capturé par des pirates siciliens et offert au pape Léon X, qui le convertit au christianisme. Les deux, Léon X et Léon l’Africain, diplomate marocain du XVIe siècle, se sont mutuellement respectés.

Eitan et Wahida tombent amoureux. La machine à fantasmes se met en marche.

Vite rattrapée par la machine à broyer. 

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L’écriture, la musique, le son juste

La question de l’écriture juste est une question qui me taraude. Je me pose sans cesse la question suivante : comment arriver à un texte qui sonne juste.

Au moment de l’écriture, il y a un transfert qui se met en place d’un monde où l’on est à la fois à l’écoute de ses sensations et réceptif aux sensations des autres, à un monde où l’on écoute exclusivement ses propres sensations. Le monde habituel disparait et un nouveau monde se met en place. Cet autre monde est constitué de figures imaginées, fantasmatiques, de personnages reconstitués, de personnes disparues qui nous ont marqués.

Cet autre monde peuplé de personnages entre alors en résonance avec son propre état, sa propre humeur. Cette résonance engendre un état émotionnel, comme une suite d’accords harmoniques en musique, un état de joie, de transe, d’émotions vives que produit une musique. Douce, dissonante, tourmentée, coulante, effrontée. Il me semble que ce cheminement donne naissance à une musique, et que la vérité du texte est là. C’est à partir de là que l’écriture produit un texte qui sonne juste. Et je le vois dans le résultat de mon écriture. Je discerne l’écriture la plus juste de l’écriture plus distante en fonction de l’intensité de la résonance. Continuer la lecture de « L’écriture, la musique, le son juste »

Le Singe, l’Idiot et Autres Gens de W. C. Morrow (Editions Libretto)

Dans « le combat avec le démon », paru en France en 1928, Stefan Zweig écrivait dans son introduction que « Le démon, c’est le ferment qui met nos âmes en effervescence, qui nous invite aux expériences dangereuses, à tous les excès, à toutes les extases. Chez la plupart des individus, cependant, chez les natures moyennes, cette partie à la fois précieuse et dangereuse de l’âme ne tarde pas à se résorber et à disparaître ; ce n’est qu’en de rares moments, dans les crises de la puberté, dans les instants où l’amour ou le désir sexuel agitent le cosmos intérieur de l’homme, que cette volonté de sortir de soi, cette exaltation, ce manque de contrôle vont jusqu’à s’affirmer dans la banale existence bourgeoise. En temps ordinaire les hommes mesurés étouffent en eux cette poussée faustienne, le travail la calme, l’ordre la réfrène, la morale la chloroforme : le bourgeois est toujours l’ennemi juré du désordre, non seulement dans le monde, mais aussi en lui-même. Chez l’homme supérieur, surtout chez celui qui crée, l’inquiétude féconde persiste, elle exprime son insatisfaction des œuvres du jour, elle lui donne « ce cœur élevé qui se tourmente » dont parle Dostoïevski. Continuer la lecture de « Le Singe, l’Idiot et Autres Gens de W. C. Morrow (Editions Libretto) »

La femme à part de Vivian Gornick traduit par Laetitia Devaux (Editions Rivages)

Voici une très belle découverte faite grâce à l’émission d’Arnaud Laporte de France Culture « La Dispute ».
 
Autant lever tout de suite une inquiétude avant de vous présenter ce livre introspectif : les introspections me fatiguent, me désolent. Penser que de petits ou grands bobos vont passionner le monde ! Comment ? Monsieur ou Madame a besoin de lustrer sa peine ? Ah ! C’est l’histoire de son grand-père ? Ce grand héros ? Je dois en plus contribuer à asseoir son « storytelling » pour promouvoir ses ventes ? Non, les petits va-et-vient dans le quotidien peu passionnant des uns et des autres me fatiguent. Il y a très peu d’écrivains qui réussissent cet exercice avec succès.

Vivian Gornick, elle, y arrive très bien. Elle y arrive très bien parce qu’elle le fait en sortant de chez elle, et parce que c’est la vie des autres qui sert de catalyseur à ses réflexions. « C’était là, dans la rue, que j’emplissais mon enveloppe corporelle, que j’occupais le présent. » Elle plonge sa réflexion dans le quotidien, interagit avec le passant. Le prend à témoin. Nous prend à témoin. Elle le fait en dialoguant avec son ami Léonard, un grand arpenteur de rue également, un homme « gay et spirituel » et leur sujet c’est : « la vie non vécue ». Continuer la lecture de « La femme à part de Vivian Gornick traduit par Laetitia Devaux (Editions Rivages) »

Dieu, les mathématiques, la folie de Fouad Laroui (Editions Robert Laffont)

Dans l’imaginaire collectif, il y a cette croyance que les mathématiques pures sont la discipline qui se rapproche le plus de l’Être. Quand un mathématicien voit pour la première fois une démonstration, cela lui donne le sentiment de soulever un nouveau pan de vérité absolue et universelle, de s’approcher de Dieu.

Il porte en lui en quelque sorte la parole de Dieu.

Les mathématiques décrivent des vérités qui existent indépendamment du monde matériel, ce qui en fait une discipline à part. Fouad Laroui, dans cet essai, nous rappelle que c’est la secte religieuse des pythagoriciens qui appela ses initiés « mathématiciens », c’est-à-dire ceux qui détiennent le savoir. Continuer la lecture de « Dieu, les mathématiques, la folie de Fouad Laroui (Editions Robert Laffont) »

La douce indifférence du monde de Peter Stamm traduit par Pierre Deshusses (Editions Christian Bourgois)

Dans la dernière émission d’Arnaud Laporte, les membres de l’équipe de La Dispute s’escrimaient au sujet du contenu de « La douce indifférence du monde » de Peter Stamm ; les uns trouvaient le roman facile à raconter, les autres irracontable. Personne n’était d’accord sur le point de départ de l’histoire, mais les quelques structures du récit qui ressortaient et les impressions contrastées promettaient une histoire riche et universelle.

Tout ceci a évidemment aiguisé ma curiosité, d’autant que je connais Peter Stamm et que j’ai un petit faible pour lui. Alors j’ai fait un crochet par la librairie – je voulais vérifier qui disait la vérité – et j’ai pris le dernier livre (détail amusant quand on a lu le texte). Puis je l’ai lu en moins d’une journée. Continuer la lecture de « La douce indifférence du monde de Peter Stamm traduit par Pierre Deshusses (Editions Christian Bourgois) »

La chance de leur vie d’Agnès Desarthe (Editions de l’Olivier)

 

J’ai toujours envié aux Anglais leur Virginia Woolf. Pas leur moquette épaisse dans les salles de bains qui absorbe les pas, et l’eau. Ni leur « semi-furnished house » qui tel un pot de crème fraîche épaisse noie tout caractère même le plus rebelle. Ni leur poulet rose aux attaches qui résistent après une cuisson longue comme deux fois la traversée de la manche, plus terrible que le plus terrible des poulets français de l’autre côté de la manche. Eh oui, la traversée de la Manche désormais si facilement réalisable ne peut être sans conséquences pour les aficionados de Virginia Woolf. Car voyez-vous, nous en avons une de Virginia Woolf nationale, contemporaine : elle s’appelle Agnès Desarthe. Et depuis la lecture de ce livre, mon cœur de française qui lutte contre ses pulsions historiques, réprimées, contestées. Des sentiments éprouvés et assumées. Mon cœur de française est totalement serein et apaisé.

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Un amour salé

Quand je suis arrivée à Curepipe, Thomas était amoureux d’une orque. Chercheur en biologie, Thomas G. réalisait des reportages pour une chaîne télévisée animalière. Son rêve le plus cher était de voir des baleines. Même si par-ci par-là il se trouverait un Mauricien pour affirmer qu’il en avait aperçu une, parfois entendu et pas vu – mais n’était-ce pas plus prudent –, peu de monde avait croisé ce mastodonte de quelques tonnes qui disait-on poussait une longue plainte aiguë, un gémissement, une modulation crissante d’une puissance spirituelle, une célébration de l’extase dans sa forme la plus imprévisible. Un plaisir qui désarme – la baleine se faisait rare.

J’ai vu Thomas pour la première fois devant le centre de plongée de Flic en Flac. Je démarrais mon deuxième cours. Le moniteur, Patrick, était un ami de longue date. Depuis un ponton voisin, Thomas observait d’un air amusé l’acheminement du matériel et le départ de notre troupe de plongeurs. Assis sur le bord du ponton, une main ancrée de chaque côté, il plongeait son visage vers le large, avançait son cou épais prolongé par sa tête en direction de la mer, contemplait l’horizon, le corps tendu vers le large.

Dès le premier jour, j’ai remarqué son physique particulier. Un corps athlétique aux épaules robustes, au visage buriné, avec une bouche enflée rouge et nacrée comme les valves d’un coquillage. Thomas travaillait sur le caractère physiologique des orques. J’avais déjà constaté que les humains ressemblent à leurs animaux domestiques dans les grandes villes. Chiens et chats : même tête, même démarche. Dans les hautes mers, je constatais que c’était également le cas. Thomas, grande bouche, mâchoire avancée, des épaules robustes, une démarche légère, avait développé une spécificité physique au contact de ces mammifères : il avait un regard en circonvolution. C’était un regard très étrange : j’avais l’impression d’être aspirée par un tourbillon d’eau dont le centre était ses pupilles. Une attraction en cercles concentriques à la fois profonde et répulsive.

Trois semaines après le début de notre relation, il m’a emmenée visiter une fabrique familiale de maquettes de bateaux. Nous sommes entrés dans un hangar où un homme et ses deux enfants s’activaient. La nuque penchée luisante et tendue par l’effort, l’homme dont les tendons de bras saillaient raides comme des cordes rabotait un morceau de bois coincé entre ses jambes. Il portait une chemise à carreaux et un pantalon bouffant qui gondolait sous la ceinture. Les copeaux roulaient, frêles et légers, ils voltigeaient en décrivant des trajectoires aléatoires ; selon qu’une personne passe ou qu’une porte s’ouvre, ils se tassaient d’un côté ou de l’autre de la pièce. Sous une fenêtre qui répandait une lumière blafarde, quelques rouleaux traversaient un faisceau de poussière. Quand la fille ouvrait la porte du fond, les copeaux revenaient vers l’assise sur laquelle je me tenais, puis s’immobilisaient avec des ailes tremblotantes comme des papillons de nuit.

*

La concentration était maximale quand nous sommes entrés. J’ai pris place sur une chaise à côté de la porte que Thomas a rapprochée du mur sans faire de bruit. Il m’a soufflé à l’oreille : « C’est Antoine, c’est mon ami ». Puis nous avons observé leurs gestes dans une certaine communion d’esprit. La fille qui semblait avoir autour de seize ans vernissait de minuscules pièces qu’elle disposait sur une étagère en choisissant la position de séchage avec précaution. Pendant qu’elle vernissait ces pièces, elle vérifiait que des voliges assemblées en caissons, soubassements, étaient robustes. Un radiateur brun était installé sous les étagères contre le mur. Elle retirait le surplus de vernis avec des cotons-tiges ou un bâtonnet très fin dont elle essuyait l’extrémité avec un chiffon. A chaque fois qu’elle finissait une pièce, elle cochait une ligne sur une liste accrochée au mur puis la disposait près des autres. Derrière elle, son frère plus jeune et très grand de taille fixait des voiles aux mats d’une goélette à l’aide de fils de différentes épaisseurs. Elle le surveillait du coin de l’œil en se retournant régulièrement.

C’est la fille la première à nous avoir vus entrer. Elle a soulevé un regard plein d’espoir, puis a ravalé son sourire quand elle m’a vu arriver derrière Thomas. Elle avait en commun avec son frère un petit air renfrogné mais une allégresse se lisait dans ses yeux quand ceux-ci croisaient ceux de Thomas. Je n’étais pas aussi proche de Thomas que je l’aurais voulu à cette époque. Elle a préparé un thé à la vanille tout en me jetant des regards inquisiteurs. Antoine rabotait sa pièce de bois, nous tournait le dos. Il travaillait sur une coque renflée et seul le tas de copeaux qui grossissait à ses pieds prouvait qu’il progressait. Le corps en coquille, il rythmait ses gestes avec un effort concentré, et nul n’osait l’interrompre. J’avais honte d’avoir si peu de callosités dans les mains quand je voyais tout ce monde tirer d’une telle besogne des maquettes de belle facture, élégantes, dont les traces de labeur s’inscrivaient sur chaque détail avec une histoire tangible.

*

Après un temps de flottement, je me suis penchée vers Thomas qui était assis sur le sol. Il ne connaissait pas l’âge de la fille. Elle a rangé ses outils dans une caisse métallique, puis est allée chercher un bateau qui séchait dans une pièce voisine, a montré avec fierté les chaloupes qu’elle avait attachées et la maquette dont elle s’était inspiré. Elle m’a demandé comment je m’appelle, Thomas a répondu à ma place. Puis toute la famille nous a rejoints autour d’une petite table que l’on a débarrassée. Je ne m’étonnais pas qu’Antoine soit l’ami de Thomas car nul comportement protocolaire ne pouvait me laisser croire que j’étais la bienvenue. Antoine, visage triangulaire sur un corps au repos, était sorti de sa torpeur depuis les coups de rabot. Il a essuyé son front avec le revers de sa chemise. Une bande luisante lui rayait le front tandis que le reste de son visage était poudré de cannelle. Il s’est assis, a posé ses deux mains sur les genoux. Penché vers Thomas, le contour de son visage était comme raboté par l’effort. Il a levé ses yeux enchâssés dont les vaisseaux rouges dessinaient de petites fractures autour des iris, comme encore soumis à un effort fiévreux.

La fille a apporté des biscuits au manioc et du thé. Une douceur se dégageait de ses gestes quand Antoine s’adressait à Thomas – il se montrait plus vindicatif avec son fils. Il était difficile de distinguer ce qui était de la colle séchée ou de la peau au bout de ses doigts. Il a fait un signe de la tête à sa fille, et elle est allée chercher un mouchoir propre dans une armoire au fond de la pièce. Un dialogue paresseux comme un vieux couple. Il a essuyé son visage en frottant sa barbe naissante où la poudre de bois s’était logée, puis a rangé le mouchoir dans sa poche.

Il nous a montré la photo d’un bateau qu’il retape au nord de l’île à Cap malheureux. Un gros camion a fait vibrer les murs et il a dû s’interrompre. Ses épaules frêles, si frêles à côté de celles de Thomas se sont contractées. Comme ces gens qui évoluent dans un monde puissant pour combattre leur fragilité, son corps a pris une physionomie autre quand il a commencé à parler de la mise en mer. Sa voix est devenue plus chaude. D’une silhouette concentrée, il ne restait plus rien ; il a rallongé son cou, dressé son buste, a énuméré ce qui restait à faire avant la mise en mer. Sa voix ondulait, il prenait son souffle, interrompait soudain sa parole. Il a avancé des prévisions météorologiques qui ont paru hasardeuses à Thomas. « C’est sur ce bateau qu’Antoine et moi avons acheminé du matériel pour observer la faune depuis l’Afrique du Sud avant d’échouer dans les mains de pirates somaliens qui nous ont dépouillés de ma marchandise », a expliqué Thomas. Antoine a acquiescé avec une moue dubitative comme s’il voulait amoindrir la portée de cet évènement, comme si les pirates somaliens ne méritaient pas qu’on leur prête une explication plus longue. « Cette fois-ci, on embarque un ancien marin militaire reconverti en agent de sécurité », a précisé Thomas, le regard vague. Je me suis demandé si cette précision m’était adressée mais tout semblait indiquer qu’il avait plutôt besoin de se rassurer.

*

Le lendemain nous sommes allés voir le bateau de huit mètres de long à l’abri dans un gros hangar. Deux autres bateaux y étaient logés également. Des sons lointains de radio nous parvenaient. Un air de Bob Dylan crépitant. Antoine nous a servi un verre de rhum après avoir sorti une bouteille qu’il cachait dans un creux du châssis de la coque. Pas habituée à avaler des alcools aussi forts, j’ai avalé une grande lampée. Des flammes m’ont léché les parois du ventre jusqu’à en expulser la boule d’anxiété qui grésillait. J’ai parcouru des yeux la coque, caressé des mains sa surface fraîchement rabotée, traversé la structure porteuse pour aller voir un pan de balustres polies qui séchaient à côté. J’ai senti mon sang bouillonner. Thomas m’observait avec un certain contentement et un sourire plein de défi. Son sourire m’exhortait à réclamer de les accompagner mais je n’en ai rien fait. Antoine a dit que le calfatage pouvait commencer, qu’il en aurait pour une semaine en y consacrant toutes les matinées. Son fils l’aiderait. Ensuite il a sorti un échantillon de peinture et Thomas a approuvé le choix. Une fois les questions techniques débattues, nous nous sommes assis sur des caissons et nous avons discuté de la saison des pluies. Antoine a allumé une cigarette, a précisé qu’il ne partait jamais en mer après la fin du mois de janvier ; il repartait en mars – souvent fin mars. Il a pensé que j’aimerais le savoir : le mois de février n’était vraiment pas le meilleur mois sur l’île. Je me suis demandé s’il avait envie de m’éloigner de Thomas. Ces mois pourtant porteurs de nouvelles expériences, porteurs d’espoirs, se sont morcelés d’un coup. Antoine avec son visage buriné, ses épaules frêles, ses yeux veinés, me regardait avec attention. Peut-être avait-il lu dans mes yeux mouvants mon envie de me joindre à eux. J’ai repensé au sourire contenu de sa fille et à l’indéchiffrable gêne quand celle-ci passait à côté de Thomas. Je l’ai soupesé du regard, il a plissé les yeux, s’est figé à nouveau, a attrapé ses genoux de ses deux mains – ces fissures rouges dans ses yeux.

Comme j’hésitais sur la date de mon départ de l’île, Antoine a esquissé un sourire plutôt satisfait. Le moindre contentement jaillissait de son regard, contrairement à Thomas qui brouillait les pistes avec ses yeux tournoyants. Je ne crois pas que c’était conscient chez Thomas ; il est possible qu’il ait tout simplement perdu l’apprentissage du langage des yeux, car c’est avec Thomas que j’ai appris que rien n’est plus inconscient que ce langage quand la mer est toujours présente. Les miens virevoltaient toujours à la recherche d’une bouée de sauvetage alors que les siens tournoyaient avec une assurance rare. C’était très déstabilisant. Après avoir entendu que je repartirais probablement en novembre, Thomas a fait mine de ne pas avoir entendu. Il a été trahi par ses épaules : un léger tressaillement. Comme ces militaires qui trimballent fièrement leurs insignes de grade sur les épaules. Thomas avait une certaine conscience de ses épaules – encore une de ses mimiques d’orque.

Des oiseaux pépiants cherchaient désespérément la sortie dans cet immense hangar où la nourriture manquait. Les coups de marteau du bateau voisin avaient cessé. Les deux hommes qui le retapaient fumaient maintenant une cigarette à l’entrée. Ils déambulaient lentement devant la gigantesque porte. Le sillage de leur fumée donnait un air mystérieux à la lumière de fin de jour qui tremblait comme au-dessus d’une casserole frémissante. Quelques oiseaux à l’horizon se balançaient de part en part suspendus au zénith – fondaient au loin comme un sillage de navire. Ils éveillaient une terrible envie de prendre le large. Cette perspective depuis l’intérieur était aussi étourdissante qu’une mer infinie.

*

Dans la voiture, Thomas m’a déclaré de but en blanc que normalement il ne prenait pas de filles avec lui à cause du risque de croiser des pirates. Je n’ai rien dit. Je ne voulais pas savoir ce que se cachait derrière ce « normalement », je ne voulais pas savoir si c’était une règle de principe ou une vérité historique. Et puis il avait prononcé le mot fille avec une intonation de petit garçon qui dit : « Je n’aime pas les filles ». Je dois préciser que Thomas était un grand gaillard de trente-sept ans.

Une incroyable scène d’amour. Je l’ai vu se contorsionner, se mouvoir avec une orque géante d’une sensualité insoupçonnable. Une plongée mémorable. Un large arc blanc, puis noir, puis une torsade noire et blanche, l’orque s’entortillait avec un plaisir certain près de Thomas, décrivant un cercle qui s’élargissait. Comme un prédateur tourne autour de sa proie, l’orque paradait, puis l’orque frôlait Thomas et le même manège recommençait. Le plus troublant c’est qu’il y avait dans l’eau une telle parenté entre Thomas et l’orque que j’en étais jalouse. Jalouse d’une orque. Mathilde en aurait bien ri – Mathilde est ma meilleure amie. Et pourtant il se dégageait de lui une dose de phéromones comme jamais il n’en avait dégagé devant moi et j’étais terriblement jalouse. Je ne l’ai évidemment pas montré et j’en ai été bien avisée, puisque j’ai tiré bénéfice de cette relation triangulaire le soir même.  Après ce partage, j’avais mis un pied dans son univers. La nuit tombée, sous une plantation de yuccas dont les branches poussaient au-dessus de l’eau sur une rive de la rivière noire, à côté d’un banian qui se dressait au-dessus de nos têtes comme un animal des mers surgit du néant, quelque chose est arrivé.

Il m’a parlé des orques de Valdès, m’a montré des photos d’éléphants de mer sur une lagune à la saison des amours et des prises de vue bouleversantes de ces orques de quelques tonnes qui se jettent sur eux avant de remonter le courant. Il m’a raconté comment les orques attaquent, risquent leur vie, bravent la mort, puis rebroussent chemin, lentement, avec cette conscience de la vie et de la mort, l’une et l’autre, l’une dans l’autre. Le retour à la vie et leur ventre qui coule à l’eau libre, se recharge, s’enfonce dans l’eau dense et frémissante ; le fond de l’océan s’ouvre, la surface se fend. Le sable doux, se creuse, l’onde à la surface – se tend. L’océan se referme – le calme des reliefs escarpés.

Et l’image de ce ventre lisse blanc. Cette éponge de douceur, ces tonnes raclant le sol, m’ont fait frémir de douleur. Cette vie et cette mort qui se côtoient ont exercé une fascination sur moi.

*

Thomas n’était pas homme à se laisser dériver dans une passion amoureuse. En tout cas c’était le langage qu’il tenait. Il avait bien plus d’aisance dans l’amour des mammifères marins : il préférait observer la vie dans l’eau loin des secousses de la vie terrestre. Il produisait une quantité hallucinante de rapports, croquis, dessins, films, photos, sa maison en était pleine. Mes petits carnets paraissaient bien maigres en comparaison. Une histoire avait dû précéder pour me préparer le terrain, car je sais maintenant que le dépit attendait pour mieux rebondir.

Plus tard autour d’un civet d’« ourites » accompagné d’un « rhum-combawa », on a parlé de la mise en mer, et évidemment, j’ai été conviée. On a pris un filet, une canne à pêche, des appâts, nos tenues de plongée, et avons embarqué à quatre, Antoine, sa fille, Thomas et moi. On s’est arrêté devant la barrière de corail pour une plongée ; un peu plus loin devant une grotte, Thomas et moi sommes descendus à nouveau. Puis, on s’est dirigé vers la haute mer pour remplir le seau de poissons : Antoine s’est acquitté de cette tâche avec brio. Au retour, alors que le soleil, une boule jaune bien nette, n’avait plus qu’une demi-heure avant de se coucher, on a aperçu une bosse. Une bosse qui gonflait, puis une grosse vague, puis une gigantesque masse a surgi. Au regard éberlué de Thomas, j’ai compris qu’il s’agissait d’une baleine, la baleine tant attendue. Elle élançait son corps à la perpendiculaire, virevoltait, puis retombait dans l’eau avec un geste à la fois lourd et gracieux ; une vague de plus en plus grosse nous soulevait.

Quand elle a disparu, on se tenait chancelants, les mains sur le bastingage. Antoine fixait la surface de l’eau.

Thomas observait au loin avec un regard aimanté par la bosse qui coulait.


Rita dR

Les bonheurs de l’aube de Léon Mazzella (Editions La Table Ronde)

J’ai un rayon de livres « petites perles » dans lequel je range les livres découverts par hasard, peu médiatisés, d’une beauté telle que l’on a l’impression d’avoir été choisi par les Dieux en étant tombé dessus. J’ai trouvé celui-ci dans une bonne librairie, et c’est toujours un plaisir d’y retourner comme quand on a découvert un bout de plage déserte et que l’on conserve égoïstement l’adresse. 

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