Voici venu le temps des plis intérieurs, pavots frissonnants, et tout au fond un petit point doré d’où surgit écumant de vie l’horizon de blé. Le blanc du ciel fabrique une pluie de confettis. Et sous chacun de nos pieds, précisément là où l’on se tient, le chant des oiseaux rabattu par le froid, comme autant de petits cristaux de roche creusée par la grâce d’un bec. L’hiver dans nos tanières et ses bûches n’ont pas dit leur dernier mot. Le givre a fendu les commissures des fenêtres ; s’attardant sur les étendues d’herbes jaunies, il enlace des bulles de sons racornis.
Oubliée la chaleur du sable.
Oublié le crâne qui divague.
oublié
Un vêtement rouge frôle le sol sur un pas de danse.
Sous un givre à peine luisant, plusieurs graines cuisent leurs dernières substances : elles comptent leurs réserves – de la folie ordonnée, un peu d’illusion, beaucoup de croyances –, débrident un œil, concoctent une percée soudaine.
Un petit lion m’accompagne depuis que je l’ai sorti d’une brocante où il tournait en rond comme un vagabond. Contre toute attente, une fois relié à ma table de travail, il a gardé son étiquette, majestueux avec son prix au juste poids : deux petites billes humides qui fondent sous mon pouce, le col moelleux, le poil doux – on s’y logerait. Je l’ai installé sur une branche d’olivier trouvée à Saint-Rémy, noueuse, d’une patine centenaire. L’ai entouré de mousse. Quelques fruits ramassés. Cette nature exubérante autour remplit la pièce d’un bruissement de savane, gueules affamées, roues crissant sur parterre de cailloux saturés.
La longue tyrannie
du voyage désiré, désir sans fin, bruit d’une route où la quête suit son chemin, soudaine arborescence à droite à gauche, pendant que les doigts courent sur les deux billes d’une taille de demi-grain.
Il y a un temps, c’était les minuscules coquillages emplis des vagues de l’autre continent que je roulais sous un pouce. La fabrique des souvenirs n’avait alors pas ce rugissement du lion affamé. Elle avait la voix d’une espèce attentive à cet âge où la main recueille les grains, raffolait du long rassemblement de la vague, incessant d’une rive à l’autre, se logeant dans le lobe. Le lobe où elle répandait ce son qui extirpe du Sens, avale d’un coup d’eau les interminables Songes, goûte à la certitude d’être
simplement
un de ces rares temps où la rumination se suspend au bruit du temps.
Présence en lévitation sans rien pour distraire l’air qui soulève.
Puis le petit lion a fait son apparition, et la fabrique à souvenirs a étoffé sa musique, a rajouté des coups de tambour. BOUM! Elle s’est enfouie dans une brèche, fouillant au plus profond – Le temps se fend en dynasties et en siècles, Mandelstam – boum ! a hissé mes songes sur un sentier où jamais pieds n’avaient risqué s’enfoncer. A gonflé de prescience animale le vent derrière comme devinant que les flèches maudites s’aiguisaient. L’homme traqué court dans le royaume des mots – Un morceau de citron, c’est un billet pour la Sicile, Mandelstam.
Il est difficile de savoir aujourd’hui si la machine à souvenirs a tracté cette histoire que je raconte, si les évènements tractent la machine. Pourquoi les faire coïncider ? Maintenir chacun à son plus haut, comme une injonction, un art de vivre, une idée de ce que serait la littérature :
L’imagination,
l’histoire.
Et ce que l’on vit.
Ce grand voyage entre les trois pôles, pour que chacun culmine à son plus haut. Comme saute-ruisseau, ma conscience a deux ou trois petits mots : « Et voici que », « déjà », « soudain », Mandelstam.